Avec l’adoption récente du Règlement UE « sur une intervention d’urgence pour faire face aux prix élevés de l’énergie » (2022/1854 du 6 octobre 2022), la Commission européenne a mis en place une série de mécanismes pour atténuer la crise énergétique. Le règlement prévoit des mesures coordonnées pour réduire la consommation tout en autorisant des mesures exceptionnelles de collecte pour financer les politiques protectionnistes des consommateurs. Même en reconnaissant qu’il s’agit d’une intervention sur le marché, la Commission défend sa décision de façon pragmatique : à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles.
En France, la transposition de ce règlement, à travers le Projet de loi de finances (PLF 2022) récemment promulgué, dépasse toutes les limites spatio-temporelles fixées par Bruxelles. La soif d’imposition de l’Administration française l’a menée à étendre l’application de la loi à l’ensemble des producteurs d’électricité – uniquement les producteurs « infra-marginaux » dans le règlement européen – pour une durée de 18 mois, contre les 7 mois proposés par la Commission. Une fois de plus, Colbert est passé par là.
Toutes ces mesures exceptionnelles et transitoires, que nous décrivons ci-après, auront sans doute des effets permanents sur l’avenir de la transition énergétique. Les principes fondamentaux du marché de l’énergie ont été brisés et nous allons en faire les frais.
Ces mesures exceptionnelles répondent à un contexte de marché particulier. Sans aller très loin, fin 2021, les prix de l’électricité atteignaient déjà des records historiques (122 €/MWh pour le Cal-23 FR). La cause principale en était le prix historiquement élevé du gaz après le stop-and-go de la crise Covid. En effet, l’effondrement de la demande mondiale pendant le confinement suivi d’une reprise économique rapide a entraîné une pénurie d’approvisionnement en gaz naturel sans précédent. A cette époque, la solution pressentie était une augmentation de la production russe vers l’Europe. Contrairement à ce qui était souhaité, la Russie a envahi l’Ukraine. Le bloc occidental a réagi en soutenant le pays envahi avec, entre autres, des barrages économiques contre la Russie qui, à son tour, a riposté avec des restrictions de ses injections de gaz vers l’Europe. A l’apogée de la tension durant l’été 2022, les prix du gaz ont atteint 177€/MWh (Cal-23 PEG), tandis que les prix de l’électricité ont dépassé 800 €/MWh (Cal 2023 FR).
Pour ne rien arranger, le grenier de la stabilité des prix en Europe, i.e. l’industrie nucléaire française a entamé sa traversée du désert (voir article : « L’énergie nucléaire en France : un défi en perspective ») : report du calendrier de maintenance en raison de la pandémie, découverte du phénomène de corrosion sous contrainte, grèves, etc. Les prix ont atteint des niveaux stratosphériques dans toute l’Europe, et notamment en France, source du problème. (Alors que le produit Q1 2023 se traité à 600 €/MWh en Allemagne, le même produit en France coûtait plus de 1000 €/MWh.)
Décision de la Commission
Depuis le début de cette crise sans précédent, les États membres ont commencé à réagir avec les quelques armes que leur permettent les règles du marché unique : réduction des péages du réseau, réduction des taxes et des externalités des factures de gaz et d’électricité. De son côté, la Commission a cherché des moyens pour éviter que la crise énergétique ne se transforme en crise sociale. Les subventions directes aux consommateurs résidentiels et industriels ont été autorisées… (voir article « Hausse des prix de gros de l’énergie : quelles sont les politiques nationales mises en place pour protéger les consommateurs finals européens ? »). Mais rien de tout cela ne suffit à enrayer la hausse des prix ; il faut s’attaquer au problème à la source : le marché de gros.
Et c’est ainsi que les discussions structurelles débutent. Les pays sont divisés entre ceux qui veulent maintenir à tout prix le marché marginaliste de l’énergie et ceux qui veulent le supprimer. En réalité, les camps étaient déjà, depuis des années, formés et la crise n’a fait que rouvrir le débat sur la structure du marché. D’une part, les pays nordiques et d’Europe centrale, avec l’Allemagne à la tête, ne veulent pas changer le système marginaliste qui permet de donner le meilleur signal de prix aux consommateurs. En revanche, les pays du Sud, avec la France à la tête, n’ont jamais vu d’un bon œil la volatilité du système marginaliste pour un bien essentiel comme l’énergie. (En particulier la France qui n’a jamais accepté de voir le prix de son électricité dépendre du prix du gaz, alors que seulement 6% de sa production d’électricité est générée à partir de ce combustible.)
En guise de victoire à la Pyrrhus, l’Espagne et le Portugal, par le biais de la « singularité ibérique », obtiennent la déconnexion des prix de l’électricité et du gaz pour une durée d’un an (voir article « TIMES THEY ARE A-CHANGIN’ – Exception Ibérique ») avec une première intervention du marché. Évidemment, cela ne résout pas le problème des autres pays.
Après de multiples concertations, la Commission a adopté le règlement 2022/1854 du 6 octobre 2022, « sur une intervention d’urgence pour faire face aux prix élevés de l’énergie ». Dans ce document, la Commission européenne justifie l’adoption d’une série de mesures visant à « atténuer, à titre temporaire, le risque que les prix de l’électricité et le coût de l’électricité pour les clients finals atteignent des niveaux encore moins tenables ». Le règlement, sous une forme très concise, détermine :
- Un objectif de réduction de la demande : 10% de la consommation mensuelle brute ; 5% de réduction de la consommation aux heures de pointe et au moins 10% des heures de pointe en hiver. Les États membres sont libres de choisir les mesures permettant d’atteindre ces objectifs, y compris les compensations financières.
- Mesures pour le commerce de détail. Par dérogation aux règles de l’Union relatives à l’intervention publique dans la fixation des prix, les États membres peuvent appliquer l’intervention publique dans la fixation des prix pour la fourniture d’électricité aux PME, notamment en autorisant temporairement la fixation des prix de l’électricité en dessous du coût.
- Prélèvement exceptionnel sur les secteurs du pétrole brut, du gaz naturel, du charbon et du raffinage. Un prélèvement exceptionnel sur les bénéfices en 2022 est introduit.
- Plafonnement des revenus du marché perçus par les producteurs et attribution des revenus excédentaires aux consommateurs finals d’électricité. La Commission explique que dans une situation où les consommateurs sont exposés à des prix extrêmement élevés, il est nécessaire de limiter, de façon temporaire, les recettes exceptionnelles des producteurs avec des coûts marginaux plus faibles, en appliquant le plafond des revenus du marché.
Des mesures extraordinaires pour réduire la demande sont évidemment indispensables. La subvention des coûts énergétiques pour les PME est également compréhensible dans ce contexte de crise, malgré le risque de distorsion du marché unique. La surtaxation des secteurs des combustibles et raffinage ça peut passer puisqu’elle est limitée. En revanche, la quatrième mesure de restriction des revenus des producteurs d’électricité se heurte aux principes mêmes du marché libéralisé de l’électricité. Il est important de rappeler que les nouveaux contribuables avaient décidé d’investir dans leurs installations de production, attirés en cela par la liberté d’installation et assumant les risques du marché marginaliste. Cependant, les règles de ce marché ne prévoyaient en aucun cas de limiter, temporairement, les recettes en situation de crise. Si les revenus sont limités dans le cas présent, alors les producteurs seront-ils indemnisés à l’avenir si les choses tournent mal pour eux ? Nous comprenons l’urgence budgétaire, mais que la Commission endosse le rôle de Robin des Bois de l’énergie n’est pas sans risque.
Consciente de sa violation aux principes fondateurs du marché de l’électricité, la Commission limite la mesure dans le temps (du 1er décembre 2022 au 30 juin 2023), et propose que celle-ci ne s’applique qu’à certains producteurs dont les coûts de production sont faibles – les producteurs dits « infra-marginaux », essentiellement les énergies renouvelables, le nucléaire et le lignite – et fixe une limite suffisamment élevée au plafond de revenus (180 €/MWh) pour ne pas mettre en péril la capacité des producteurs à récupérer leurs coûts d’investissement et d’exploitation.
Application en France (Colbert est passé par là)
Nous supposons que, en hommage au consensus, le règlement lui-même entrevoit discrètement la possibilité que les Etats puissent introduire des variantes à la règle en établissant un périmètre d’application plus large et/ou en réduisant le niveau minimum de revenus en dessous de 180 €/MWh. Nous comprenons, donc, que la Commission établit cette éventualité dans l’espoir que les Etats membres l’utiliseront de manière sensée, mais c’est sans compter sur la voracité du fisc de l’Etat français.
Dans la loi de finances récemment approuvée en France, cette prérogative a été utilisée jusqu’à des limites qui nous semblent excessives. A titre d’exemple :
- Le périmètre d’application initialement limité aux producteurs infra-marginaux est étendu à tous les producteurs.
- Le plafond de 180 €/MWh passe à 100 €/MWh pour le solaire ou l’éolien ; 90 €/MWh pour le nucléaire ; 40 €/MWh pour la production thermique à partir de gaz naturel, etc.
- La période d’application de 7 mois prévue par Bruxelles est étendue à 18 mois, dont une période rétroactive entre juillet et décembre 2022.
Il ne fait aucun doute que cette transposition s’écarte définitivement du règlement européen et cherche à obtenir un maximum de revenus sans tenir compte des implications pour les acteurs et le marché. L’inclusion des producteurs marginaux transgresse le principe de l’imposition des producteurs infra-marginaux. Les valeurs des plafonds sont définies arbitrairement par technologie (pourquoi un plafond de 100 €/MWh pour une photovoltaïque alors qu’un cycle combiné doit se contenter de 40 €/MWh). Et enfin, les périodes d’application du règlement dépassent en tous sens la prescription européenne. L’État français devra probablement faire face à de multiples réclamations de la part des producteurs, mais en attendant, l’argent coulera à flot dans les caisses de l’État…
Au-delà des dérives de la France, toutes ces évolutions réglementaires présagent un changement de modèle électrique. Après cette intervention, il sera beaucoup plus difficile de réaliser un investissement dans les conditions de marché. Les investisseurs devront se demander quelles sont les conditions de marché qui rendent leur investissement rentable : celles d’avant l’intervention ? celles d’après ? y aura-t-il de nouvelles interventions ? de quel type ?
L’Europe a décidé de s’engager dans la plus grande transformation énergétique de l’histoire pour atteindre l’objectif NetZero d’ici 2050. Cela nécessitera des investissements massifs qui ne peuvent être entrepris que par l’initiative privée. L’Europe a souhaité que ces initiatives s’inscrivent dans un marché de l’énergie qui assure les échanges de la façon la plus efficace. Désormais, les choses sont moins claires ; aux risques du marché, nous venons d’ajouter l’incertitude réglementaire. Cette intervention d’urgence a transgressé les principes fondamentaux du marché de l’électricité et nous allons en faire les frais.
Antonio Haya