Vers une guerre du GNL ?

Le marché mondial du gaz naturel peut être découpé en 3 zones principales de consommation : Amérique du Nord, Europe et Asie. Et ces 3 marchés font face à des logiques de formation des prix très différentes, selon qu’ils sont en situation de production domestique importante, ou importateurs : Asie principalement importatrice de gaz naturel liquéfié (GNL), Europe voyant sa production domestique décliner et devenant majoritairement importatrice de gaz par pipeline et GNL, et Etats-Unis bénéficiant de l’explosion récente de leurs ressources en gaz de schiste.

Entre ces marchés, peu de liaisons jusqu’à présent. En effet, que ce soit par pipeline ou sous forme de GNL, les coûts de transport du gaz naturel sont bien plus élevés que ceux du pétrole, qui a l’avantage, étant liquide, d’une logistique bon marché. Il en résulte qu’il n’y a pas de marché mondial du gaz, et donc pas de prix mondial du gaz. Au mieux, on peut établir des corridors de prix par marché. Si la compétition entre énergies établit un prix maximum pour le gaz naturel similaire entre les 3 marchés, basé sur celui du pétrole, il en est tout autrement pour le prix minimum, dépendant principalement de l’existence, ou non, de ressources locales importantes.

Et c’est là qu’avec le développement du marché du GNL spot, avec comme dernier acteur en date les exportations depuis les USA, les interactions entre ces 3 marchés vont s’accroitre. Que constate-t-on ? Qu’après une période de forte déconnexion entre les 3 marchés, dans un environnement de prix du pétrole particulièrement élevé et de fort appel au GNL en Asie post-Fukushima, les prix commencent à converger. Dans le même temps, d’un marché de vendeurs, le GNL va devenir un marché d’acheteurs.

Vat’il s’ensuivre une période de prix du gaz naturel attractifs, en particulier en Europe ? Quels seront les nouveaux prix planchers ? 

Un afflux de GNL spot vers l’Europe

De nombreuses nouvelles unités de liquéfaction sont en train d’entrer en service, principalement en Australie et aux Etats Unis. Cela va se traduire par l’arrivée sur le marché de nouveaux volumes, équivalents à ce que produit actuellement le Qatar, de loin le plus gros producteur mondial. La croissance de l’offre de GNL va ainsi être autour de 4% par an dans les dix ans à venir, avec une augmentation de la capacité mondiale de liquéfaction attendue de 45% entre 2015 et 2021.

Si les débouchés en Asie ont été à la source de ces nouveaux développements, lancés dans un contexte de prix élevés du pétrole et de fort appel au GNL post-Fukushima, le marché asiatique ne sera pas en mesure d’absorber toutes les nouvelles quantités disponibles.

Par contre, l’Europe dispose de nombreux terminaux d’importation de GNL, largement sous-utilisés depuis plusieurs années (25%), en Espagne, en France etc. De plus, le terminal de Dunkerque, qui représente à lui seul une capacité de regazéification équivalente à 20 % de la consommation annuelle française et belge de gaz naturel, sera mis en service cet été.

L’Europe devrait ainsi revenir sur la carte du marché du GNL, et même en devenir le centre névralgique, bénéficiant d’une véritable concurrence entre producteurs.

Une dépendance accrue de l’Europe au gaz russe et aux importations de GNL

Dans le même temps, la production domestique de gaz en Europe commence à décliner fortement, mouvement récemment accéléré avec les problèmes d’effondrement de terrain audessus de Groningue aux Pays-Bas. Plus gros gisement d’Europe, celui-ci pourrait être amené à réduire fortement sa production, après l’avoir déjà limitée. Tout en incluant la production de gaz en provenance de Norvège, qui se maintient, la dépendance aux importations extérieures à l’Europe devrait rapidement franchir la barre des 50%, avant d’atteindre 70% d’ici 2035. Et cela même si la croissance de la consommation de gaz naturel fléchit fortement en Europe, malgré ses avantages en terme environnemental, sous la pression du développement des énergies renouvelables et des politiques d’économies d’énergie.

Devant ce déficit croissant, deux acteurs principaux se positionnent :

  • Gazprom, qui, en dépit des tensions géopolitiques actuelles, voit dans l’Europe de loin son débouché le plus important (70%), malgré une réelle volonté de diversification vers l’Asie, qui n’est pas sans rencontrer de nombreux problèmes. Gazprom mène ainsi une politique de défense de ses parts de marché en Europe, rappelant celle de l’Arabie Saoudite sur le marché du pétrole, avec des ventes de gaz spot, et une intense campagne pour le lancement du doublement du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne à travers la mer Baltique.
  • Les exportateurs de GNL spot américain, dont les premières unités d’exportation rentrent actuellement en service. Le groupe américain Cheniere Energy a ainsi reçu début mai le feu vert des autorités américaines pour passer les opérations du terminal Sabine Pass en phase commerciale. Sabine Pass est le premier terminal américain à exporter du GNL après la mise en service de son 1er train de liquéfaction fin décembre. Ces exportations spot sont particulièrement flexibles, sans clauses de Take-or-Pay ou de destination.

Mais d’autres acteurs pourraient apparaitre rapidement, suite à la découverte du champ massif de Zohr dans les eaux égyptiennes de la Méditerranée orientale, qui pourrait doubler les réserves de gaz de l’Egypte, et relancer l’usine de liquéfaction de Damiette dans le delta du Nil. Les réserves de Zohr dépasseraient celles du champ de Leviathan découvertes à proximité, dans les eaux israéliennes, et les eaux territoriales de Chypre sont très proches : une nouvelle province gazière équivalente à la mer du Nord pourrait rapidement apparaître en Méditerranée orientale, mais elle devra surmonter ses problèmes géopolitiques.

Les perspectives de prix

Devant une situation d’excédent d’offre pendant la décennie à venir, la question du prix du gaz en Europe est rapidement passée de celle du prix maximum, lié à celui du pétrole (lui-même très élevé), pendant la période 2010-2015, à celui de son plancher.

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Source : IFRI, d’après l’IGU, IHS, Cedigaz, US DoE

Logiquement, le prix minimum devrait être défini par celui de la ressource dont le coût marginal est le plus élevé. C’est à l’évidence le GNL spot américain, dont la matière première n’est pas du gaz de champs développés dans une vision intégrée de chaines de liquéfaction comme en Australie, mais du gaz excédentaire à conditions de marché aux Etats Unis : en plus des coûts « cash » pour le transport depuis le Golfe du Mexique vers l’Europe et la regazéification, de l’ordre de 1,4 $/MMBTU, le prix du gaz à transformer en GNL spot est égal à 115% du prix du Henry Hub. Même avec des prix aussi bas que ceux observés actuellement aux Etats Unis, le coût du gaz en entrée d’unité de liquéfaction reste considérablement plus élevé que celui du gaz qatari ou australien, plus proche de 0,5 €/MMBTU : le GNL spot américain bénéficie donc surtout d’un avantage de proximité par rapport au marché européen. Il est par contre à la merci d’un pincement entre le prix du Henry Hub, s’il venait à remonter, et le prix du gaz en Europe, de plus en plus sous influence russe.

Néanmoins, avec un prix du gaz au Henry Hub de 2,3 $/MMBTU (7€/MWh), le coût marginal du GNL américain rendu Europe ressort à 4 $/MMBTU, soit environ 12 €/MWh.

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Source : Agence internationale de l’énergie (AIE) – prix forward au 7 juin 2016

Avec ces niveaux de coûts « cash », le net back depuis l’Europe permet de couvrir de façon profitable des coûts de liquéfaction aux Etats Unis estimés à 2,4 $/MMBTU. Cela correspond à un coût complet rendu Europe de l’ordre de 18-19 €/MWh avec les prix actuels au Henry Hub.

Un prix plancher en Europe de l’ordre de 11-12 €/MWh, avec des prix en moyenne annuelle pouvant remonter à 18-19 $/MWh, semble ainsi une hypothèse réaliste, dans une confrontation croissante entre gaz russe par pipeline et GNL spot américain.

Une nouvelle guerre « froide » ?

Même si cette confrontation rappelle d’autres époques, le GNL spot américain a bien d’autres débouchés que le seul marché européen.

Ainsi, pendant la période de test du terminal de Sabine Pass, 9 méthaniers ont été expédiés vers des horizons inattendus, qui sont autant de nouveaux débouchés en puissance : quatre de ces cargaisons ont été livrés au Brésil et en Argentine. Les autres navires ont eu pour destination l’Inde, le Portugal et Dubaï. Sans oublier le Japon, la Corée du Sud et la Chine dans la zone Asie, où les prix sont plus élevés qu’en Europe, malgré un désavantage de coût de transport depuis les USA de 1,3 $/MMBTU.

D’autre part, l’effondrement du prix du pétrole, entrainant la baisse des prix du gaz à l’exportation, a entrainé un arrêt brutal de tout nouveau projet, aussi bien en Australie qu’aux USA. Ainsi, le fondateur de Cheniere Energy, Charif Souki, a été brutalement écarté par Carl Icahn en décembre l’an dernier, sur des dissensions concernant la poursuite d’une stratégie d’expansion de Sabine Pass.

La concurrence effrénée entre acteurs gaziers en Europe pourrait ainsi s’estomper rapidement. Et de plus, la France pourrait ne pas pleinement bénéficier de l’afflux du GNL américain, si une interdiction d’importation en était décrétée du fait qu’il s’agit pour partie de gaz non conventionnel, c’est à dire de gaz de schiste produit en en ayant recours à la fracturation hydraulique…

Philippe Lamboley