Le 15 juin dernier, l’Opérateur du Marché de l’Energie Australian (AEMO) a suspendu le marché de gros spot de l’électricité en raison de l’aggravation de la crise énergétique.
C’est la première fois dans l’histoire que AEMO a pris la décision radicale de suspendre l’ensemble du Marché National de l’Electricité (National Electricity Market : NEM), car il était devenu impossible de faire fonctionner le marché dans le respect des règles établies.
Si une intervention sur le marché de l’UE s’avèrerait nécessaire pour faire face à la crise énergétique actuelle, nous examinerons ici les principales raisons qui ont conduit à la suspension du marché spot de l’électricité en Australie et les outils dont dispose l’opérateur de marché pour intervenir sur le marché.
Comme nous le savons tous, la crise énergétique mondiale actuelle a montré ses premiers signes en septembre 2021 ; lorsque les économies ont repris et sont sorties des restrictions de la Covid-19. Ensuite, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à la fin du mois de février de cette année, n’a fait qu’aggraver la crise, puisque la Russie est l’un des plus grands exportateurs d’énergie au monde. L’Europe a particulièrement éte frappée due à sa dépendante au pétrole russe et, dans une bien plus large mesure, au gaz russe. En conséquence, non seulement l’Europe, mais aussi d’autres pays, se sont efforcés de trouver des sources d’énergie alternatives, ce qui a entraîné une flambée globale des prix de l’énergie.
Dans le cas de l’Australie, et pour compliquer davantage la situation ; des conditions météorologiques défavorables – notamment des inondations et une vague de froid –, des périodes de faible production éolienne et solaire, et de nombreuses et « supposées » pannes de centrales à charbon ont contribué à créer la « tempête parfaite ». En conséquence, les prix de gros de l’électricité ont grimpé en flèche durant la semaine 24 dans les cinq régions du NEM (voir graphique 1 ci-dessous).
Graphique 1: Quarterly wholesale spot power prices across NEM regions
(Source: ACCC – Inquiry into the National Energy Martket – Addendum to May 2022 report)
En réponse à cela, le 12 juin, l’Opérateur du Marché de l’Energie Australian (AEMO) a fixé un plafond de prix sur le marché spot d’électricité (300$/MWh). En raison de ce plafonnement des prix, les producteurs d’électricité (principalement à base de charbon, qui représentent plus de 50% de la part totale de la production) ont cessé de produire autant d’électricité parce qu’ils ne pouvaient pas couvrir les coûts variables (environ 3GW de capacité d’énergie à base de charbon ont été mis hors service uniquement en raison de « prétendues » pannes imprévues), ce qui a entraîné un manque d’approvisionnement et déclenché un certain nombre d’alertes de black-out. Pour maintenir le flux en électricité, AEMO a continué à émettre une série d’alertes de manque de réserve, c’est-à-dire qu’il a ordonné aux producteurs de produire suffisamment d’électricité pour répondre à la demande. Il convient de noter ici qu’avant la suspension du marché, des alertes avaient été émises pour un total de près de 5GW, soit environ 20% de la demande totale.
Étant donné l’impossibilité de faire fonctionner le système – dans le respect des règles[1] – dans de telles conditions, tout en assurant un approvisionnement fiable et sûr en électricité aux foyers et aux entreprises, AEMO a décidé de suspendre le marché spot le 15 juin, ce qui permettrait à AEMO d’avoir une vue d’ensemble, à l’avance, sur quels producteurs étaient disponibles et à quel moment, plutôt que de dépendre des interventions de dernière minute. La suspension du marché serait revue quotidiennement et une grille tarifaire de suspension préalablement convenue serait appliquée pour couvrir chacune des régions conformes au marché de l’électricité.
Le 22 juin, AEMO annonça qu’elle lèverait la suspension du marché spot de l’électricité par étapes, débutant le 23 juin puisque le retour de la capacité de certaines centrales électriques au charbon avait atténué la crise de l’électricité du pays. En réalité, 4GW de capacité avaient déjà été remis en service, rendant ainsi le marché plus fonctionnel. Finalement, dans la matinée du 24 juin, AEMO leva la suspension, mais pas avant que le Régulateur Australien de l’Energie (Australian Energy Regulator : AER) n’ait averti les producteurs d’électricité qu’il exercerait ses pouvoirs d’obligation pendant qu’une analyse approfondie de la situation ayant conduit à la suspension du marché était effectuée et leur rappela qu’ils étaient « avertis » du devoir de conformité aux directives de AEMO ainsi qu’aux règlement et à la loi sur l’énergie à tout moment, sous peine de faire l’objet de mesures d’exécution de la part de AER.
Il n’est pas surprenant que ce qui vient de se produire en Australie (et qui risque de se répéter) soit très préoccupant si nous extrapolons les principaux facteurs à l’origine de la crise énergétique australienne à l’UE.
Les implications de la reprise économique post-pandémique et de la guerre russo-ukrainienne, qui ont toutes deux entraîné une flambée des prix de l’énergie, nous sont désormais bien trop familières. À cela s’ajoutent : i) l’interruption de l’approvisionnement en gaz russe de plusieurs pays de l’UE (Pologne, Bulgarie, Pays-Bas) et la probabilité que l’Allemagne – la plus grande économie de l’Europe – se retrouve dans la même situation à très court terme, ainsi que ii) le vieillissement du parc nucléaire français, dont la fiabilité est loin d’être ce qu’elle était auparavant, un problème qui entraîne une augmentation supplémentaire des prix de l’électricité, en particulier dans les pays du nordest de l’Europe. Sans aucun doute, ces deux problèmes affecteront les prix globaux de l’énergie en Europe et, plus précisément, entraîneront une hausse des prix de l’électricité, dont les citoyens européens peuvent difficilement supporter le coût de nos jours (voir notre article « Hausse des prix de gros de l’énergie : quelles sont les politiques nationales mises en place pour protéger les consommateurs finals européens ? »).
Ainsi, si nous étions confrontés à une situation similaire à celle observée en Australie ; comment les différents pays réagiraient-ils et, par conséquent, l’UE ?
Pour l’instant, et compte tenu des prix extrêmement élevés du gaz que nous observons sur le marché, de nombreux États membres ont déjà décidé de retarder le retrait des centrales au charbon dont la fermeture était prévue et de réactiver les capacités de réserve ou d’augmenter la production globale des centrales au charbon. Cela, va bien sûr, à l’encontre de la base du plan « Fit-for-55 » sur lequel l’UE et les États membres ont travaillé si dur pour accélérer la transition énergétique vers un panorama énergétique plus vert et plus respectueux du climat.
En ce qui concerne le design des marchés actuels de l’électricité – également un sujet de préoccupation dans le cas de l’Australie –, les marchés européens de l’électricité sont dépassés. Ils ne reflètent plus la réalité pour laquelle ils avaient été initialement créés, il y a une vingtaine d’années, à savoir ; la création d’un marché européen unique de l’électricité basé sur la production à partir de combustibles fossiles. Bien que le plan, récemment publié, REPowerEU (se reporter à notre article « REPowerEU : Les coûts « verts » et économiques sont-ils en jeu ? ») ne prévoyait pas de changements majeurs des marchés de l’électricité, l’UE a maintenant admis que ces marchés ne sont pas préparés à évaluer de manière adéquate le prix de la flexibilité requise dans un contexte de production d’énergie à partir de sources d’énergie renouvelable en constante augmentation et qu’ils devraient maintenant faire l’objet d’une réforme significative.
Enfin, dans le cas où un marché de l’électricité devrait non seulement faire l’objet d’une intervention (voir notre article « TIMES THEY ARE A-CHANGIN’ – Exception Ibérique ») mais même être suspendu, notre première question serait de savoir si les États membres disposent des outils adéquats pour mener à bien une tâche aussi complexe. Et la réponse est non. Contrairement aux règles du marché austalien de l’électricité, qui prévoient la possibilité de suspendre le marché dans des circonstances spécifiques et prévoient toute une série de règles (allant de la fixation d’une limite de prix du marché au-dessus de laquelle un plafond de prix est immédiatement fixé, du moment où il faut appliquer une suspension du marché, de sa durée, de la fourchette de prix, jusqu’au montant des remboursements aux acteurs du marché qui ont subi une perte), les pays de l’UE ne disposent pas de ce genre de cadre juridique, et il leur serait donc conseillé d’envisager leur mise en œuvre individuelle dès que possible.
Bien que nous soyons actuellement tous très concentrés, et à juste titre, sur la meilleure façon de survivre à la saison hivernale à venir en subissant le moins de pertes possible (tant en termes monétaires que sociaux), il serait souhaitable que l’UE et les États membres se fixent comme priorité de commencer à réfléchir à la meilleure manière d’adapter ou de réformer les marchés de l’électricité, soit pour surmonter une situation très tendue, comme c’est le cas actuellement, soit pour refléter la production d’électricité sous-jacente, essentiellement composée de SER, que nous avons l’intention de réaliser, et mettre en œuvre une conception totalement nouvelle du marché de l’électricité.
[1] Note : Les limites de prix sont imposées lorsque les prix spot atteignent près de 1,4 million de dollars sur 2016 par intervalles de cinq minutes sur une période continue de sept jours. Lorsque le marché a été suspendu, les prix avaient dépassé 9 millions de dollars dans le Queensland, environ 8 millions de dollars dans le NSW, 4,5 millions de dollars dans le Victoria et 3,9 millions de dollars en Australie-Méridionale. La suspension du marché était donc nécessaire car, selon les règles existantes, le seuil de prix aurait pu durer des semaines, voire plus.
Michaela STERNHAGEN