Jamais deux sans trois. DEUX mille €/MW c’est l’écart type constaté sur les prix des différentes enchères de l’année de livraison 2020, TROIS est le nombre de fois que nous aurons parlé du mécanisme de capacité dans notre Newsletter durant l’année 2019. Notre sujet de prédilection donc, d’autant qu’il nous réserve toujours son lot de surprises.
Depuis le 15 décembre 2016, date de la première enchère EPEX Spot, ce foirail de garanties de capacité peut être interprété comme un jeu de billard à trois bandes, où les différentes stratégies des acteurs commencent à se dessiner et à se figer au fil des vingt-et-une enchères qui se sont déroulées. Des enseignements ont été tirés de chacune de celles-ci et ils permettent de comprendre un peu plus la formation du prix et les manœuvres des différents acteurs autour de la table.
Pour rappel, les échanges de capacité se font de gré à gré ou lors d’enchères organisées par Epex Spot dont le nombre est fixé en théorie à 18 pour une année de livraison AL donnée (Point 11.1.2 des règles RTE). Ces enchères sont reparties sur 7 ans. Quinze d’entre elles ont lieu au cours des quatre années qui précèdent l’année de livraison. Lors de la dernière année précédant la livraison, six enchères sont prévues : ce sont les plus importantes.
C’est au cours de ces enchères de AL-1 que s’échange la plus grande partie des capacités certifiées, cela à cause de la disposition 11.1.3.3 des règles du mécanisme de capacité qui impose grosso modo aux acteurs disposants de 3 GW ou plus de capacité certifiée d’offrir au marché, durant AL-1, au moins 25 % de leur capacité totale certifiée. De plus, à l’issue de cette année de livraison, tous leurs résidus de capacité doivent être offerts au marché.
Cette disposition vise à rendre le marché plus liquide en obligeant les gros offreurs, qui sont très souvent des acteurs intégrés, à participer aux enchères.
Mécapa : les jeux sont faits, rien ne va plus
D’emblée, notons que l’ancien prix de référence marché (PRM) du mécanisme de capacité, qui donnait le prix moyen d’échange des garanties pour une année de livraison donnée, a évolué depuis le début du mécanisme pour suivre la trajectoire à la hausse souhaitée par la Programmation Pluriannuelle de l’Energie (PPE). Ce prix est passé de 9 999,8 €/MW en AL 2017 à un niveau de 9 342,7 €/MW pour AL 2018, puis à 17 365.3 €/MW pour AL 2019 pour finir à 19 458.3 €/MW pour l’année de livraison 2020.
Tout va bien ! En janvier 2019, notre constat se serait probablement arrêté là. L’organisation des enchères selon un système de clearing, et la faculté du prix issu de ce clearing à refléter le véritable état du système resteraient bien évidemment des questions d’actualité.
Mais… Dans ce marché en pleine construction, les évolutions vont se poursuivre.
Missing money : missing in action?
C’est ainsi que deux délibérations de la CRE ayant pour objectif d’augmenter la liquidité des enchères, notamment de la dernière enchère, ont changé la donne du marché. D’abord une première délibération N°2019-040, en date du 28 février 2019, fixait le Prix de référence des écarts (PREC) comme le résultat de la dernière enchère. Puis une autre délibération N°2019-133 datée du 20 juin 2019 actait que, pour AL 2020 et les années suivantes, les capacités d’interconnexions seront mises en vente lors de l’enchère de décembre. L’ensemble laissait entrevoir des enchères intermédiaires modifiées et une future enchère de fin d’année assez spéciale (voir notre Newsletter N13 de juillet 2019).
En effet, la mise en vente des capacités transfrontalières à prix nul via la procédure simplifiée est un moyen de pousser les acteurs obligés à faire des demandes à tout prix, comme pour forcer le mécanisme de capacité à coller à son cadre théorique (qui, selon la CRE, devrait permettre d’observer des demandes à tout prix et des capacités offertes au missing money de leurs technologies).
La CRE, dans sa délibération du 20 juin 2019 sur les capacités transfrontalières, reconnait d’ailleurs que « le volume de garanties de capacité [transfrontalière] mis en vente étant important, le niveau de prix pourrait avoir un impact sur les équilibres de marché. Le PREC a été défini sur la dernière enchère afin d’en augmenter la liquidité et de renforcer sa faculté à refléter l’équilibre sur le marché de la capacité. Proposer […]ces capacité transfrontalières à prix nul sur la dernière enchère augmente donc les chances de capter un prix représentatif de l’équilibre offre-demande.»
AL 2020 : le test d’équilibre
Avant de faire le point sur le résultat de ces contorsions réglementaires, faisons un point sur les enchères AL 2020 de l’année 2019. Avant le début des enchères, le marché apparaissait légèrement en déséquilibre avec un niveau d’obligation estimé plus élevé que celui vu aujourd’hui.
En début d’année nous donnions notre vision du marché dans laquelle nous estimions pour cette année de livraison 2020 un prix de la capacité à 20 000 € le mégawatt. La moyenne de l’année de livraison 2020, ancien PRM, a été de 19 458.3 €/MW. Le graphique ci-dessous montre l’évolution du prix de la capacité au cours des différentes enchères. Les prix ont fluctué entre 22 382 €/MW (en juin) et 16 583,9 €/MW (en décembre) pour un prix moyen de 19 458.3 €/MW.
Maintenant récapitulons. A date de décembre 2019, le niveau d’obligation agrégée par RTE était de 90.6 GW quand les capacités certifiées étaient de 84.2 GW. En rajoutant à ces certifications les 6.5 GW de capacité transfrontalière nous pouvons remarquer qu’avant la dernière enchère de l’année, le marché montrait un parfait équilibre (ou 4.3 GW d’obligation en plus si l’on considère le cas de base de RTE : Consommation stable, qui considère un niveau d’obligation de 94.3 GW).
A cette même date, selon le registre des transactions, les acteurs obligés avaient acheté 67 GW de capacité. Si l’on tient compte des quelques [12.9 GW à 13.7 GW] que nous estimons pour la demande ARENH, il restait un peu moins de 10.5 GW d’obligation à couvrir sur les 90.6 GW d’obligation estimée jusque-là.
Enchères AL 2020 : Cherchez l’intrus
A l’issue de l’enchère du 12 décembre 2019, où 9 4884 MW ont été échangés, il resterait ainsi moins d’un GW d’obligation à couvrir après AL-1.
Si l’on s’attardait alors sur la forme des courbes des enchères précédentes, on pourrait presque les superposer ! Les résultats publiés par EPEX Spot le jeudi 12 décembre 2019 montrent combien cette enchère a été différente des autres, ne serait-ce que par les quantités échangées qui ont plus que doublé.
Ajoutez à cela des acteurs détenteurs de capacité qui positionnent leurs offres pour s’assurer de réaliser leurs transactions, cette enchère liquide devrait être la plus proche du cadre théorique imaginé par les législateurs.
Comme nous le soulignions dans une nos précédentes newsletters, nous craignions que beaucoup d’acteurs notamment les détenteurs de capacités désertent la dernière enchère de l’année. Les quantités échangées très élevées pourraient laisser penser le contraire. En réalité, hors capacité transfrontalière, il n’y a eu finalement que 2,99 GW échangés contre 5,91 GW lors de l’enchère de décembre 2018 (où la capacité transfrontalière n’avait pas été offerte). A titre de comparaison, au cours des cinq premières enchères de AL 2020, entre 4.1 GW et 4.7 GW avaient été échangés.
Cette disposition de la CRE semble avoir plutôt produit un effet contraire à celui escompté, puisque nous remarquons une baisse de véritable liquidité – apportée par les acteurs hors RTE. Cela amène à se poser des questions sur la représentativité du prix de clearing de l’enchère comme l’irréfragable prix d’équilibre reflétant les différents missing money des acteurs.
Qu’en était-il de la courbe d’offre ?
Un long palier « nucléaire », dont nous avons maintenant l’habitude, a été observé. Sa longueur a – in fine fixé le prix.
Par ailleurs, nous notons qu’environ 6.6 GW – parmi lesquels figurent les 6.5 GW de la capacité transfrontalière – ont été offerts à prix nul.
Qu’en était-il du niveau de la demande ? Certains acteurs jouent-ils la faute ?
Nous avons observé une demande « presqu’à tout prix » de 6.2 GW. En principe, selon le cadre théorique de cette dernière enchère, la demande aurait dû être fixée pour tout ou partie au niveau du prix administré qui est de 60 000 €/MW pour AL 2020. Cependant, un niveau plus élevé de demande à prix bas a été constaté (la courbe de demande apparaît plus plate et étendue que les dernières fois). Les futures enchères AL 2020 ne devant servir, en principe, que pour faire du rééquilibrage, une demande globale à tout prix plus élevée aurait dû être observée.
Dans ce cas, pourquoi certains acteurs auraient-ils pris le risque de se retrouver en déséquilibre en posant des offres d’achat à prix faibles alors que cette criée était la dernière de l’année? Certainement parce que cette enchère de fin d’année détermine le prix de référence des écarts. Dans ce cas, un acteur court peut préférer tabler sur un prix des écarts bas que de poser une offre d’achat à tout prix, qui risquerait de faire augmenter le prix du clearing de l’enchère et par conséquent celui du réajustement en cours d’année de livraison.
Certaines demandes à prix faibles observées étaient probablement là pour saisir des opportunités de marché et/ou contribuer à faire baisser le PREC.
Historiquement la plupart des échanges qui se font après décembre AL-1 le sont à des prix proches du PRM, donc du PREC payable entre le 20 mars et le 20 avril de l’Année AL+3. Pour les acteurs obligés, cette enchère était par conséquent l’opposition de deux stratégies, un arbitrage entre :
- Offrir un prix d’achat élevé pour s’assurer de couvrir à prix ferme une obligation par nature incertaine (la réconciliation temporelle des consommateurs profilé intervenant en AL+1) en faisant monter le prix de référence des écarts
- Ou offrir un prix plus faible, au risque de ne pas couvrir l’ensemble de son obligation, mais en tablant sur un prix des écarts plus modéré pour couvrir notamment les variations à la hausse de son portefeuille de consommation en cours d’AL20
Il est probable de surcroît qu’une question de liquidité et de délais de paiement entre en considération dans le jeu des acteurs (les écarts étant payables en AL+3).
Ceux d’entre eux qui auront attendu cette dernière enchère pour acheter auront profité du meilleur prix possible pour cette année de livraison.
Un rééquilibrage plus marginal
Par le passé, nous avons remarqué que les échanges (hors échanges internes d’acteurs intégrés et transfert relatif à l’Arenh) qui interviennent après AL-1 , notamment sur le marché de gré à gré ou sur les enchères de rééquilibrage, ne concernent, contre toute attente qu’une très petite partie des garanties échangées pour une année de livraison donnée et se font autour du PRM de l’année.
A titre d’illustration, pour AL 2019, après le 31/12/2018, si 22 GW ont été échangés (échanges internes d’acteurs intégrés et transferts relatif à l’Arenh inclus) avec 85% de ces transactions réalisées à des prix centrés autour du PRM 2019 ou légèrement en-dessous. Cependant, les véritables échanges de capacité (hors échanges internes d’acteurs intégrés et transferts relatifs à l’Arenh) n’avaient été que de 7,6 GW environ, dont 5 GW acquis par les acteurs obligés. Ces dernières transactions permettent alors aux acteurs obligés d’ajuster leur position.
A l’heure du bilan
Les enchères EPEX concentrent encore une partie conséquente des échanges de garanties de capacité. A titre d’exemple, pour l’année de livraison 2020, sur les 76.5 GW qui ont été échangés de AL-4 jusqu’au 13 décembre 2019, 31.4 GW (41%) l’ont été via les sessions d’enchères organisées. Avec les variations ou risques de variation de prix observés, le marché EPEX reste le bon endroit pour réaliser de bonnes opérations … ou pour se tromper.
Avec le prix bas de l’enchère de décembre 2019 et les différents changements que nous avons essayé de présenter, au cours des prochaines années nous risquons d’observer :
- Des détenteurs de capacité certifiée vendre leurs garanties lors des enchères qui précédent celle de décembre AL-1 et éviter les transactions de décembre et celles en AL.
- Les acteurs obligés qui répercutent le cout de la capacité à leurs clients devraient participer dans une moindre mesure à toutes les enchères, pour se prémunir du risque que l’enchère de fin d’année fasse apparaitre un prix très élevé, et plus activement à la dernière enchère pour peser en faveur d’un prix bas.
- Des acteurs obligés, qui supportent directement le coût de la capacité, être présent essentiellement à la dernière enchère.
Nous nous attendons par conséquent à voir les acteurs vendeurs de capacité très présents lors des enchères intermédiaires, mais les obligés acheteurs plus frileux pour y participer.
A quelles évolutions s’attendre ?
Dans son rapport de surveillance sur le mécanisme de capacité (juillet 2019), la CRE concluait que « les simulations présentées [ …] montrent que les prix issus des différentes enchères ayant eu lieu pour les années de livraison 2017 et 2018 semblent compatibles avec les fondamentaux du mécanisme de capacité. » Toutefois, elle « constate que l’architecture du mécanisme ne permet pas la rencontre efficace de l’offre et de la demande et conduit certains acteurs à ne pas offrir leurs garanties de capacité au niveau du missing money de leurs capacités. »
Plusieurs orientations peuvent être envisagées d’autant plus que « la CRE considère en conséquence qu’une réflexion doit être lancée pour faire évoluer le design du mécanisme de capacité, en s’orientant par exemple vers un mécanisme comportant davantage de centralisation à l’image des mécanismes britanniques, irlandais ou polonais.»
De son coté, RTE va entamer début 2020 des concertations et des GT de réflexions sur le design du marché de capacité. Mi-2020, le GRT fera un premier retour d’expérience, à la suite duquel il y aurait probablement de légères évolutions de design et de règles.
Le changement d’architecture du marché de capacité ne devrait intervenir qu’à partir de l’année de livraison 2023.
Avant cela, nous allons encore assister à plusieurs enchères de capacité dans lesquelles il faudra établir ses stratégies : La prochaine session d’enchère aura lieu le 05/03/2020. Elle concernera l’année de livraison 2021 et le rééquilibrage de AL 2017. En plus des six enchères de AL 2021, quatre sont programmées pour l’année de livraison 2022. Pour la première fois, des sessions d’enchères seront organisées en AL-2.
Bons jeux !
Ibrahima Baldé