Depuis que le marché du carbone a été créé, il y a plus de quatorze ans, le prix de la tonne de carbone n’a jamais été aussi élevé. Ce prix s’est hissé ce 31 mars à 42.55€/Tn (EUA Dec21). Des prix sur le marché qui ne cessent d’augmenter, +37% depuis 2020 et +18% depuis le début de l’année 2021. Un marché en tension et très incertain quant aux décisions qui seront prises lors de cette quatrième phase qui commence dès 2021. Des décisions qui doivent permettre à l’Union Européenne d’atteindre ces objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 – la Commission européenne insiste sur cette problématique – et les enjeux sont de plus en plus urgents pour atteindre l’objectif neutralité carbone en 2050.
Alors que le temps presse afin d’arriver à une diminution des gaz à effet de serre, les objectifs ne cessent de varier. La Commission Européenne prévoyait une réduction de 40% (par rapport aux niveaux de 1990), il est maintenant question d’une réduction de 55% d’ici à 2030. Devant ce marché en constant changement, des prix du carbone qui augmentent à vue d’œil, comment les industries arrivent-elles à anticiper sur le long terme leurs investissements ?
Revenons sur les faits passés pour mieux comprendre notre présent et les enjeux de cette quatrième phase dans laquelle nous venons de rentrer.
C’est dans une politique climatique ambitieuse que l’Union Européenne s’est engagée à réduire les émissions de gaz à effet de serre des industries, d’ici à 2030 dans un premier temps. Dans le cadre du protocole de Kyoto, l’Union Européenne, également présente dans l’accord de Paris, s’est aussi engagée à atteindre l’objectif de la neutralité carbone d’ici à 2050, c’est-à-dire un équilibre entre les émissions de carbone et l’absorption du carbone de l’atmosphère par les puits carbone. Un enjeu de taille majeure qui s’inscrit dans le Pacte vert, « The Green Deal ».
Tout commence en l’an 2000 lorsque la Commission Européenne lance un plan, adopté en 2003 et mis en place en 2005, où il est question de la création d’un marché d’échange de quotas de CO2 « Système d’Echange de Quotas d’Emission à effet de serre » (en anglais « European Union Emissions Trading System » – EU ETS) afin d’inciter les pays membres à tenir leurs engagements nationaux. L’EU ETS a, dès 2005, plafonné les émissions de CO2 des industries les plus émettrices de gaz à effet de serre. Ce marché carbone se décline en quatre phases. Mieux comprendre chacune de ces phases nous permet de mieux déchiffrer les évènements actuels, et la tension qui existe actuellement sur le marché.
Rappelons tout de même le principe : Un plafond d’émissions de CO2 est déterminé par phase, connu de tous les acteurs. Un quota équivaut à 1 tonne de CO2 émise par une industrie. Avec ce système, les industries incorporent à leur prix de production, les quotas relatifs aux tonnes de carbone émises. Celles ayant un excédent de quotas, car elles ont moins émis que prévu peuvent les vendre sur le marché ; à l’inverse les entreprises qui auraient un déficit de quotas peuvent s’en procurer. A la fin d’une phase, une industrie se doit d’avoir autant de quotas que de CO2 émis sous peine d’amende.
Voyons rapidement les éléments clés des phases du Système d’Echange de Quotas d’Emission à effet de serre (EU ETS).
1ère phase : 2005-2007
Cette phase sert de « pilote » pour les suivantes. Les industries concernées par ce système étaient seulement les industries électriques ainsi que les grandes industries consommatrices d’énergie (raffineries, acier, fer, ciment et chaux, verre, céramique, pâte à papier). Les quotas alloués à ces dernières étaient quasi-gratuits et un libre-échange de ces droits d’émission était possible. Le plafond des quotas alloués à ces industries se basait sur des estimations d’émissions. Les industries du secteur électrique connaissent alors un âge d’or : en incorporant le prix du CO2 au prix de vente de l’électricité, mais sans coût réel pour l’achat des quotas, elles réalisent des bénéfices records. Résultat : à la fin de la phase, il y avait plus de quotas que d’émissions, ce qui conduit le marché EU ETS à converger vers un prix de la tonne de carbone de zéro en 2007. Le mécanisme ne semblait plus pertinent pour atteindre les objectifs et devrait être amendé.
2ème phase : 2008-2012
Afin d’éviter un surplus de quotas, le plafond d’émissions a été diminué. Cette fois-ci, le plafond s’est basé sur les émissions réelles des industries, établies sur la première phase. De nouveaux pays ont également rejoint le EU ETS. La quantité de quotas gratuits a été revue à la baisse. Les enchères de quotas ont vu le jour lors de cette deuxième phase. Malgré les efforts déployés, cette phase subit les conséquences de la crise économique de 2008 : un ralentissement de l’économie européenne, qui a provoqué un surplus de quotas en circulation et a influé sur le prix carbone, lequel se retrouve aux alentours de 5€/Tn.
3ème phase : 2013-2020
Cette troisième phase s’est montrée plus exigeante quant aux objectifs à atteindre. Le EU ETS instaure pour la première fois un plafond de quotas unique à tous les pays européens et non plus alloués nationalement comme initialement. Les secteurs concernés par le EU ETS s’élargissent (métaux ferreux et non ferreux, aluminium de première fusion et d’affinage, acide nitrique, acide adipique, acide glyoxylique, ammoniac, poussière de soude, hydrogène, produits pétrochimiques). La mise aux enchères est dorénavant la source première d’échange de quotas. Le début de la troisième phase connait un excédent de quotas, et en 2015 un gel des quotas est mis en place afin de limiter les quantités en circulation et tenter de pousser à la hausse le prix du carbone. Malgré cette mesure, le volume des quotas reste important et les prix du CO2 dérisoires, ce qui empêcherait d’atteindre les objectifs. Pour répondre à ce surplus de quotas et donner un signal de prix plus soutenu, en janvier 2019, est créée la « Réserve de stabilité du marché » (Market Stability Reserve, ou MSR). La MSR permet de réguler automatiquement la quantité de quotas en circulation, en les plaçant en réserve en cas de surplus ou en les libérant en cas de déficit durant une période. Cette pratique a permis de rééquilibrer l’offre et la demande et ainsi la volatilité des prix, en effet les prix du CO2 repartent à la hausse car moins de quotas sont en circulation.
4ème phase : 2021-2030
Nous venons actuellement d’entrer dans cette phase et déjà beaucoup de thématiques sont sur la table. Afin d’atteindre les objectifs d’ici 2030, les mesures qui doivent être prises semblent être décisives. Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières devrait être mis en place, soutenu par le Parlement Européen. En effet, en vue de la hausse des prix du CO2 lors de cette dernière phase, et pour éviter les « fuites carbone » des petites industries européennes (c’est-à-dire leur délocalisation hors UE), il est essentiel d’instaurer une taxe aux importations venant de pays extérieurs à l’Union Européenne qui ont des objectifs moins exigeants que ceux de l’UE. Ces importations représenteraient plus de 20% de l’empreinte carbone en UE. Mais alors, que faire des quotas alloués gratuitement ? Certains pensent qu’il faudrait les supprimer, car l’UE pourrait être pointée du doigt et soupçonnée de protectionnisme pour préserver ses industries de la concurrence étrangère. La Commission Européenne se rassemble en juin 2021 afin de définir les sujets qui planent sur cette dernière phase encore à ce jour incertaine.
En clair, le marché du carbone est un système qui, malgré des débuts difficiles, pourrait contribuer à atteindre les objectifs de réduction de gaz à effet de serre, mais il implique une volatilité des prix qui impacte lourdement la compétitivité des entreprises au sein de l’Union Européenne. De plus, l’entrée de nouveaux acteurs exposés à une concurrence étrangère dans le marché carbone peut générer des distorsions, voire des crises. Dans un autre axe, par sa nature de large liquidité et de prix structurellement croissants, ce marché pourrait être la cible des fonds spéculatifs. C’est finalement un mécanisme qui dépend largement de décisions politiques, où les acteurs n’ont pas forcément toujours les mêmes intérêts. Maintenant, reste à voir si les mesures qui seront prises pour l’ETS dans le cadre du Green Deal en juin 2021 par la Commission Européenne pourront faire face à ces enjeux et palier les distorsions de ce marché.
Ana Haya Sauvage