Alors que le débat autour des « gilets jaunes » semblait se focaliser principalement sur la taxation des hydrocarbures, les énergies fossiles émettrices de CO2, la question du prix de l’électricité – qui en France se cristallise légitimement autour de l’évolution des tarifs réglementés car la quasi-totalité des offres aux particuliers y sont indexées – commence à prendre de l’ampleur. Ce n’est certainement pas la perspective d’avoir début 2019 une « petite » loi sur l’énergie qui va calmer les esprits. Comme il est bien connu de tous, l’électricité en France est largement décarbonée (entre 50 et 100kg de CO2 par MWh en moyenne actuellement), le consommateur d’électricité français serait porté à se croire protégé de tout impact de prix du carbone. Devant la rumeur, le doute s’installe et finalement la question se pose : les tarifs d’électricité sont-ils impactés par le coût du CO2 ? la réponse est oui. Un client résidentiel en France paie les émissions CO2 à un prix équivalent à 92,80€/t.
Mais cette fois-ci, la cause n’est pas la taxe CO2 française, la Contribution Climat Energie (CCE) dont la valeur selon la loi de finance est de 44,6€/tCO2 en 2018, prévue 55€/tCO2 en 2019 et 86,2€/tCO2 en 2022, ni la CSPE qui, grâce à la CCE d’ailleurs, ne semble pas décoller de son taux fixé en janvier 2016 (22,5€/MWh), mais la valeur du CO2 du marché européen les « EUA » (European Union Allowances) de l’«ETS » (European trading system).
Ici, nous nous devons de placer un « Disclaimer » car l’ETS est un sujet particulièrement sensible en Europe, dont toute remise en cause reviendrait à ouvrir une véritable boite de Pandore. Même si l’exercice d’explication demande parfois de faire preuve d’esprit critique, l’auteur de ces lignes tient à exprimer son entière adhésion aux objectifs environnementaux Européens en général, et à ceux fixés dans l’Accord de Paris en particulier.
La valeur des EUA a triplé, voire quadruplé, en 2018 pour atteindre actuellement un prix de l’ordre de 25€ (par tCO2 équivalent) et du fait de l’organisation des marchés de l’électricité, une augmentation de 1€ des EUA fait augmenter de près de 1€ le MWh d’électricité… de la Norvège à la France.Ce phénomène est parfaitement reconnu et même quantifié dans le Code de l’Energie[1] en France : 1€ de hausse sur les EUA se traduit en moyenne par 0,76€ de hausse sur le MWh électrique acheté sur le marché français.
Sur cette base le prix marché de l’électricité en France (aujourd’hui de l’ordre de 61€/MWh pour 2019) comprendrait un surcoût estimé de 25×0,76=19€/MWh du fait de l’ETS. Ainsi, ramené à la moyenne des émissions de la production électrique en France (moins de 0,1 tonne de dioxyde de carbone par mégawattheure), le poids de la fiscalité carbone sur l’électricité en France est donc de plus de 19/0,1=190€/tonne de CO2 ! (Plus de 4 fois plus que la CCE qui s’applique sur les carburants fossiles !).
Comment justifier que l’électricité soit l’énergie la plus taxée pour émissions de CO2 en France ?
La France avait mis des limites à cette incongruité en instaurant le mécanisme de l’ARENH à 42€/MWh éliminant ainsi en grande partie l’impact de l’ETS (la différence entre le prix de marché et l’ARENH est bien de l’ordre des 19€/MWh mentionnés précédemment).
Le problème de l’actualité est que, pour la première fois depuis son instauration en 2011, du fait du développement de la concurrence, la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) a annoncé le 29/11/2018 que l’ARENH pour 2019 serait rationné. La part des tarifs réglementés de vente de l’électricité (TRV) soumise au marché va augmenter du fait de ce rationnement (de l’ordre de 25%). La CRE dans son communiqué du 29/11/2018 annonçait donc l’augmentation prochaine des mêmes TRV.
Jusqu’à présent, le consommateur particulier n’était exposé au marché pour la part énergie de sa fourniture que pour la partie non couverte par l’Arenh et de plus, du fait principalement d’une faible valeur des EUA ces dernières années, la différence entre le prix de l’Arenh et les prix de marchés était faible (voire certaines années comme en 2016, le prix de marché était même plus compétitif). Il en va tout autrement pour 2019 et le consommateur va subir une double peine : hausse de la part soumise au prix de marché (du fait du rationnement Arenh) et hausse du prix de marché résultant principalement de l’augmentation du prix des EUA.
Concrètement, la part moyenne des droits Arenh dans les tarifs régulés est de 68%[2] ; ainsi, avant écrêtements des droits Arenh, l’exposition au marché portait sur 32% de la fourniture. À la suite du dépassement du plafond Arenh qui induit un écrêtement à 75,23% pour 2019, cette exposition se porte à 48,84%. Ainsi la « taxation CO2 » du fait de l’ETS est réduite à environ 19×48,84% soit 9,28€/MWh. Ramenée à un facteur d’émission CO2 de la production française de 100Kg/MWh, cela correspond à une taxe carbone de 92,80€/t (et du double sur la base d’un facteur d’émission de 50Kg/MWh !)
Nous sommes désolés de la complexité de ces explications, malheureusement les solutions à la crise actuelle de la taxation environnementale (CSPE, CCE, TICGN, EUA…) ne passeront que par la compréhension totale et sans tabou de mécanismes résultants de combinaisons, par nature mal contrôlées, à la fois de politiques fiscales nationales mais aussi de mécanismes européens de type marché.
Philippe Boulanger
[1] Article R122-14 : « le facteur d’émission de l’électricité consommée en France, mentionné au 2 du III du même article, est fixé à 0,76 tonne de dioxyde de carbone par mégawattheure. »
[2] Délibération de la Commission de régulation de l’énergie du 12 juillet 2018 portant proposition des tarifs réglementés de vente d’électricité.