Depuis le début de l’année 2020, les marchés européens du gaz ont vu leurs prix chuter à des niveaux jamais atteint depuis la précédente récession économique mondiale en 2008. L’impact des températures douces pendant l’hiver 2019/2020, d’une production éolienne élevée, des confinements à l’échelle nationale dus à la pandémie de la Covid-19 qui ont limité la consommation de gaz, tout a concouru à créer un contexte extrêmement baissier pour les prix du gaz. À titre d’exemple, l’indice européen de référence du gaz TTF DA avait perdu plus de 70 % de sa valeur au cours des cinq premiers mois de l’année.
Bien que les prix du gaz se soient redressés depuis lors et se négocient actuellement à des niveaux proches de ceux observés début janvier, leur avenir proche reste incertain, si l’on considère que les stockages de gaz naturel sont à leur plus haut niveau, que le déploiement des actifs renouvelables se poursuit et qu’une deuxième vague de la pandémie de la Covid-19 touche déjà la plupart des pays européens.
Ces dynamiques, qui ont déjà entrainé la mise en place de prix de gaz négatifs sur la plateforme gazière Powernext, devraient avoir de multiples répercussions sur les acteurs du marché de l’énergie, d’autant plus que des réductions durables de prix pourraient résulter des politiques combinées de l’Union européenne et des États-Unis sur le GNL.
Les prix du gaz TTF Day-Ahead , qui s’établissaient en début d’année à 11,79 €/MWh, ont plongé pour atteindre un prix de 3,40 €/MWh à la fin mai 2020. Dans un scénario inédit, nombre de facteurs ont « contribué » à secouer les marchés gaziers européens.
Les températures : l’Europe connaît des hivers plus doux en raison du changement climatique. Et la période 2019/2020 n’y fait pas exception : les degrés-jours unifiés de chauffage ont chuté de plus de 5 % par rapport à l’année précédente, réduisant ainsi les besoins en gaz pour usage thermique.
La production d’énergies renouvelables : la production d’énergie éolienne, tant on-shore qu’off-shore, a été sensiblement plus élevée que durant l’hiver précédent. En fait, le déploiement d’installations éoliennes supplémentaires, combiné à des conditions météorologiques plus venteuses, a permis à ces actifs de voir leur production augmenter de plus d’un tiers à l’échelle de l’Europe en un an. Cela a, en revanche, réduit considérablement les besoins de production des centrales thermiques, y compris celles au gaz.
La pandémie Covid-19 : le confinement national dans plusieurs pays européens du 11 mars au 31 mai a entraîné une forte baisse de la consommation de gaz naturel, due notamment à une diminution de la demande dans les secteurs industriels et électriques. Soulignons ici, que la consommation d’électricité en Europe a diminué d’environ 12 %. Un baisse qui a surtout affecté la production d’électricité à partir du gaz, qui a chuté de plus de 20 % au cours de la même période. Dans le même temps, la demande de gaz des industriels a chuté de plus de 15 % par rapport à l’année précédente.
Le stockage de gaz : les niveaux de stockage dans toute l’Europe étaient quasiment à pleine capacité. Cela s’explique à la fois par un approvisionnement conséquent via les gazoducs et des livraisons de GNL élevées, associé à des besoins d’injection plutôt réduits.
Enfin, le comportement du pétrole – qui demeure une référence pour les contrats gaziers malgré le gaz de schiste et le GNL – et celui du prix des quotas européens de CO2- qui détermine le merit order entre les centrales électriques au charbon et au gaz , ont également joué un rôle important dans cette tendance baissière observée sur les prix du gaz. Alors que ces deux matières premières avaient déjà affiché une orientation à la baisse depuis le début de l’année, cette tendance été exacerbée par la survenue de la pandémie, le Brent clôturant à un plus bas historique de 19,33 USD/b le 14 avril pour la livraison juin, et le contrat EUA Dec20 clôturant à 15,30 EUR/tonne le 18 mars.
Comme on peut le voir, différents facteurs ont ourdi un parfait complot pour précipiter les prix du gaz au plus bas. La question qui se pose maintenant est la suivante : que nous réserve ces prix du gaz, alors que la nouvelle année gazière vient à peine de commencer et qu’une deuxième vague de la pandémie montre déjà ses effets à travers le monde ?
Les prix mondiaux du gaz ont beau avoir augmenté à l’approche de l’hiver, le marché s’est interrogé sur la possibilité d’un prix négatif du gaz, du fait des stockage européens presque pleins, des questions qui subsistent sur la reprise de la demande et des inquiétudes qui perdurent sur une nouvelle vague de cas de Covid-19.
En Europe, EEX a décidé de mettre en place la possibilité de prix négatifs du gaz et explique vouloir se préparer à « tout scénario de marché pouvant survenir à l’avenir ». Au cours des précédents mois, l’’utilisation des capacités de stockage ukrainiennes ont probablement permis d’éviter des épisodes de prix « presque » négatifs.
Ces baissent et fluctuations consécutives du prix du gaz ne sont plus des situations exceptionnelles. Les prix au comptant du gaz naturel du bassin Permien sont également tombés à des niveaux négatifs à plus d’une reprise l’année dernière, en raison d’un boom de la production associée, qui n’a pas pu être absorbée du fait d’un manque d’infrastructures d’enlèvement de ce gaz.
Il faut savoir que l’excédent de pétrole va (notamment sur les gisements américains)de pair avec une production fatale de gaz, dont une partie croissante est exportée sous forme de GNL. Pour cause, selon une étude menée par le Fonds de défense de l’environnement aux US, alors que les petits foreurs privés américains ont tendance à brûler à la torchère (flaring) la plupart du gaz qu’ils produisent dans le bassin Permien, les grandes sociétés cotées en bourse comme Chevron ou Exxon Mobil, qui intègrent de plus en plus la dimension environnementale, essaient de pratiquer moins de « flaring » (même si 2019 a été une année record en matière de flaring), et de plus en plus d’exportation.
D’un autre côté, l’Europe compte bien augmenter son approvisionnement en GNL. En février 2016, la Commission Européenne avait publié son paquet énergie durable avec un certain nombre de mesures destinées à accroître la sécurité énergétique de l’Union. Ce paquet comprend une stratégie GNL, qui vise à faire de l’Europe souvent décrite comme un marché de « dernier recours » pour les exportations de GNL une région attrayante afin de renforcer sa sécurité d’approvisionnement et sa compétitivité. Dans ce cadre, l’émergence de la technologie FSRU (unité flottante de stockage et de regazéification) qui permet de traiter du GNL a aidé par exemple la Lituanie à accroître la diversité de son approvisionnement et sa compétitivité, avec pour résultat une réduction du prix du gaz sur le marché lituanien de l’ordre 23%.
Les autorités américaines poussent en ce sens : « ce que nous voulons faire, c’est continuer à encourager les pays à être ouverts aux objectifs de diversification, à construire les infrastructures nécessaires au transport de l’énergie à travers l’Europe et une fois que cela sera fait, même s’ils choisissent d’acheter à la Russie à plus long terme, ils seront mieux lotis car leurs citoyens paieront moins [cher leur énergie] », déclarait-elles en février 2020.
De ce fait, avec les politiques GNL combinées de l’Union Européenne et des Etats-Unis, nous pourrions donc assister à une baisse tendancielle du prix du gaz sur le vieux continent.
Nous pouvons imaginer bon nombre d’acteurs profiter de ces prix bas. Quant aux potentiels prix négatifs, des acteurs comme les fabricants d’engrais ou ceux du power-to-gaz – qui ont la possibilité d’absorber l’excédent de gaz naturel en le transformant en électricité, puis de là en hydrogène qui pourrait être réinjecté dans le réseau de gaz naturel- pourraient tirer leurs épingles du jeu. Pour cette dernière catégorie, cela deviendrait possible si l’UE revoyait sa politique hydrogène qui exclut aujourd’hui la possibilité d’en fabriquer à partir de gaz naturel.
Les évolutions du secteur de l’énergie au cours de ces dernières années laissent entrevoir aux acteurs un prix du gaz qui se décorrèle de plus en plus de celui du pétrole, mais pour l’heure c’est encore Petroleum Rex qui entraine Gasosaurus dans sa danse sur la corde raide.
Michaela Sternhagen
Ibrahima Baldé