Ces derniers mois, l’énergie a été un sujet au cœur de l’actualité quotidienne. Chez HES, nous avons suivi de près tous les événements pour accompagner nos clients afin de les aider à surmonter la tempête. Dans des publications précédentes, nous avons analysé le début de la crise énergétique consécutive à la « reprise » après la pandémie, désignant alors la Russie comme le seul acteur mondial en mesure d’alléger la pression sur les marchés à ce moment-là. Quelques mois plus tard, nous avons étudié l’impact sur ces mêmes marchés si la Russie devait profiter de cette position avantageuse pour envahir l’Ukraine.
En bref, la situation énergétique en Occident va mal, et les mesures prises tant au niveau national qu’européen ne semblent suffisantes. Dans ce cadre, alors que la plupart des pays proposent des politiques palliatives (réduction des impôts, gel des tarifs, subventions directes aux ménages précaires, etc.), l’Espagne ainsi que le Portugal ont opté pour une intervention sur le marché, et il semblerait qu’ils aient été entendus par la Commission européenne, car cette dernière a reconnu la fameuse « exception ibérique ».
L’exception Ibérique[1]
Tirant parti de la situation politico-énergétique exceptionnellement grave que connaît l’Union européenne, et en réponse à la pression subie par leurs habitants, l’Espagne et le Portugal ont réussi à faire étudier par la Commission européenne une proposition d’intervention (en attente d’approbation formelle) sur le marché énergétique ; du jamais vu depuis la libération du marché électrique.
L’objectif principal de cette proposition est de limiter le prix du gaz utilisé pour la production d’électricité, limitant ainsi indirectement le prix de l’électricité. Comme nous l’expliquons dans notre article Hausse des prix de l’électricité : A qui la faute ?, le prix de l’électricité dépend du coût de production. Les marchés de l’électricité sont régis par un critère de préséance économique (« merit order ») selon lequel les offres des différents producteurs s’empilent – avec priorité aux offres les moins chères- pour répondre à la demande. Le problème survient lorsque les producteurs d’électricité voient leur coût augmenter en raison de la hausse du prix du gaz. Cependant, ces moyens de production ne sont substituables par aucune autre technologie car ils sont indispensables tant pour répondre à la demande électrique que pour maintenir l’équilibre du réseau.
A titre d’exemple, Nous constatons que lors des heures de faible production de gaz, le prix de l’électricité est moins élevé (153€/MWh le 21 avril 2022 à midi, avec seulement 300MWh de gaz) que lorsque le gaz entre en ligne de compte (211€/MWh le lendemain, à la même heure, avec près de 2 700MWh de gaz).
Les gouvernements espagnol et portugais proposent d’intervenir sur le marché en limitant le coût marginal des producteurs d’électricité qui utilisent du gaz. Comme ces producteurs devront acheter le gaz au prix du marché, ils devront être compensés pour la différence de coûts. La proposition des gouvernements ibériques est que cette différence entre le coût réel et le prix d’intervention soit réaffectée aux « technologies non émettrices et non marginales qui ont internalisé les bénéfices exceptionnels du fait de la hausse du prix du gaz naturel », c’est-à-dire, les énergies renouvelables et le nucléaire. L’accord de principe prévoit une limite de 50€/MWh en moyenne – à partir de 40€/MWh, la limite augmentera progressivement – ce qui limitera de facto le prix de l’électricité à environ 150€/MWh.
L’impact de cette mesure sur le marché est évident : suite à l’annonce d’un accord de principe avec la Commission, les contrats à terme pour le troisième trimestre de 2022 sont passés de 220€/MWh le 25 avril à environ 157€/MWh quelques jours plus tard. La Commission européenne a indiqué que les exportations d’électricité vers la France – au bout du compte, même si la capacité est faible, il existe des interconnexions – se feront au même prix de référence que sur la péninsule. Par conséquent, le consommateur français bénéficierait des prix bas, même si les importations en provenance de l’Espagne ne représentent qu’un pourcentage minime de sa demande d’électricité.
Même si cette mesure semble adéquate pour protéger les consommateurs à court terme, compte tenu de la crise actuelle, cela pourrait finir par avoir un impact négatif à moyen et long terme en transmettant des signaux de marché équivoques :
- Le plus évident est de désinciter le développement des énergies renouvelables en réduisant la marge bénéficiaire de ce type de technologies ; ceci va à l’encontre des politiques nationales et européennes.
- Le coût d’opportunité des producteurs, et par conséquent, leur comportement peut être affecté, et les sources d’énergies propres telles que les centrales hydroélectriques, qui représentent une part importante de la production électrique espagnole, peuvent être tentées de réduire leur production durant la période d’urgence afin de disposer d’importantes réserves une fois l’intervention sur le marché terminée.
- De plus, les prix étant artificiellement réduits, les consommateurs finals ne seront pas incités à modifier leurs habitudes de consommation dans un but d’économie, et la demande d’électricité se maintiendra à des niveaux semblables à ceux d’avant la crise.
- Finalement, il existe un risque de freiner le développement des technologies complémentaires comme le biogaz et le GNL, qui, à un coût marginal inférieur, ne seraient plus rentables.
Il convient de préciser que cette intervention sur le marché ibérique (avec la distorsion du marché unique qui en découle) a été, d’une part, demandée par l’Espagne et le Portugal afin de compenser leurs consommateurs exposés au prix du marché car la péninsule ibérique ne dispose pas des moyens que d’autres pays ont pour geler les prix, comme c’est le cas de la France et de son bouclier tarifaire. D’autre part, la mesure a été tolérée par la Commission européenne étant donné que les interconnexions entre la péninsule ibérique et le reste des pays de l’Union européenne sont très faibles et que la mesure n’affectera guère les autres marchés. Après des années d’inaction et d’opposition de la part de différents acteurs nationaux et internationaux, les interconnexions de l’Espagne représentent à peine 5% de sa capacité de production installée, un pourcentage bien inférieur à l’objectif des 10% fixé par l’UE pour 2020.
Bien que cette mesure doive encore être finalisée et approuvée officiellement (en dépit d’un avis favorable de la Commission européenne, certains détails techniques doivent encore être finalisés), et si elle l’est finalement, cela sera à titre temporaire, elle marque un tournant pour les marchés de l’énergie à travers plusieurs jalons importants :
- l’intervention sur les marchés est possible (même si uniquement en cas de force majeure) ;
- cette exception ibérique peut servir de base à d’autres pays mécontents de l’architecture de leur marché pour exiger une sortie des prix marginaux. Il est possible que cette singularité ne se cantonne pas uniquement dans péninsule ibérique mais qu’elle s’étende sur d’autres territoires ;
- la péninsule ibérique s’est fait entendre à Bruxelles malgré son isolement énergétique (ou peut-être en raison de celui-ci).
En tout état de cause, toute intervention sur le marché est toujours affaire délicate. Nous verrons bien comment celle-ci fonctionne…
[1] Note au lecteur, cet article a été publié le 12 mai, un jour avant que le Décret Royal ne soit officiellement approuvé.
Manuel Domínguez León & Natalia Bellido Medic