En novembre dernier, la France a connu une période de dynamisme significatif dans le domaine de la production d’électricité, principalement due à la variabilité de la production éolienne. Au cours de ce mois, les niveaux de production éolienne ont fluctué de manière considérable, impactant directement les prix du marché.
Un des événements les plus marquants s’est produit lors du passage de la tempête Bert, le 24 novembre, lorsque, grâce à des conditions météorologiques exceptionnelles, les éoliennes du territoire français ont atteint une production record de 19,3 GW à 17h00. De plus, ce pic de production s’est produit un dimanche, jour où la demande d’électricité est généralement plus faible. Une production élevée un jour de faible demande s’est avérait un défi pour le système électrique.
Dans ce contexte, comme c’est le cas dans d’autres pays, la conséquence attendue aurait été des prix bas et même des prix négatifs. Cependant, ce week-end de novembre, la disponibilité nucléaire a chuté de plus de 17 GW en seulement quelques heures, pour ensuite augmenter de la même quantité, peu de temps après. Ce type de flexibilité n’est pas commun et constitue une gymnastique remarquable pour le système électrique français.
Dans cet article, nous analyserons les événements du 24 novembre ; une journée qui, avec ses données remarquables, marque une étape cruciale dans le développement opérationnel des acteurs du marché français.
Pour comprendre les enjeux qu’une situation comme celle du 24 novembre représente, rappelons que le réseau électrique doit maintenir un équilibre presque absolu entre production et consommation en temps réel.
Du point de vue de la demande, étant donné qu’il s’agissait d’un dimanche, une consommation énergétique inférieure à celle du reste de la semaine était attendue. La demande moyenne prévisionnelle du lundi au vendredi, de cette même semaine, était de 60,1 GW et celle du dimanche était de 50,0 GW. De plus, lors du pic de demande, la demande réelle était de 4,3 GW inférieure à la prévision réalisée la veille et de 1 GW inférieure à l’estimation de cette même journée.
Si nous nous penchons du côté de la production, durant la semaine du 18 au 24 novembre, les trois principales sources de production qui ont dominé le mix étaient l’éolien, l’hydraulique et le nucléaire (17 %, 10 % et 67 % respectivement), représentant en moyenne 93 % de la production totale :
ÉOLIEN : Comme mentionné précédemment, le mois de novembre 2024 a été marqué par des fluctuations significatives de la production éolienne. Pendant cette période, des pics maximaux de production éolienne ont été enregistrés le 19 (15,3 GW de moyenne journalière) et 24 novembre (18,4 GW de moyenne journalière). Cela est visible dans le graphique suivant qui représente la production éolienne quotidienne de ce mois de novembre comparée à la production moyenne du reste du mois.
Par ailleurs, une répartition horaire de la production éolienne de ce jour est représentée dans le graphique ci-dessous permettant de voir plus clairement comment la production a évolué au fil de la journée.
HYDRAULIQUE : Le 24 novembre, 4,9 GW ont été produits, dont 3,9 GW provenant de l’hydraulique au fil de l’eau (qui est restée pratiquement stable tout au long de la période car peu modulable) et le restant (1 GW) provenait du pompage (dont la participation dans le mix a diminué par rapport aux jours précédents où les niveaux de production atteignaient jusqu’à 3 GW/jour).
NUCLÉAIRE : La disponibilité attendue du parc nucléaire en début de semaine était de 53 GW. Cependant, le 24 novembre, la capacité maximale disponible a diminué à 48,3 GW. Cela signifie qu’EDF a décidé d’arrêter 6,7 GW, soit six centrales, de manière non planifiée (ces arrêts n’étant pas inclus dans le plan de maintenance à long terme). En outre, l’énergie produite par ces 48,3 GW de puissance nucléaire disponible a chuté à moins de 30,5 GW, soit une réduction de la charge de plus de 35 % en moyenne sur l’ensemble de la flotte disponible.
Dans quelle mesure le coût d’arrêt et de redémarrage des réacteurs nucléaire sont-ils inférieurs à la perte de production ?
Selon le rapport de la CRE sur les prix négatifs1 : « A titre d’illustration, au 1er semestre 2024, une valorisation sur le marché spot de la production observée en heures de prix négatifs par le parc français (hors production sous OA et hors STEP) correspond, à une perte d’environ 80 M€ (principalement le nucléaire et l’hydraulique au fil de l’eau) » En d’autres termes, lors du premier semestre 2024, il était plus rentable de produire à perte de 80 millions d’euros que d’arrêter et de redémarrer ensuite.
Cependant, au second semestre 2024, un changement de paradigme s’est produit. Pour contextualiser les événements de ce jour, il convient de mentionner qu’en France, en raison du pourcentage élevé que représente l’énergie nucléaire dans le mix de production, les réacteurs ont été conçus ou adaptés pour moduler leur production d’électricité, permettant d’ajuster la production aux fluctuations de la demande.
EDF module sa production pour trois raisons principales :
- Pour fournir au système électrique des services d’ajustement.
- Pour gérer l’économie de combustible nucléaire entre deux cycles.
- Pour réaliser des économies lorsque le prix du marché est inférieur au coût marginal de production de la centrale nucléaire en raison d’une baisse de la consommation d’électricité ou d’un niveau élevé de production d’énergie renouvelable.
Les deux dernières sont des raisons purement économiques, en particulier la troisième, basée sur les niveaux de prix du marché comparant soit les coûts variables de chaque réacteur, soit un coût utilisateur (ou « d’opportunité »), afin d’optimiser le stock de combustible disponible jusqu’à le prochain arrêt pour recharge.
Cependant, la stratégie d’EDF n’ a pas seulement consisté à moduler, c’est-à-dire à réduire la capacité de sa flotte pour s’ajuster à la hausse de la production renouvelable et la réduction de la demande, mais pour ces mêmes raisons économiques, EDF a décidé de retirer directement de la production (production à zéro) six réacteurs nucléaires entre le 23 et le 25 novembre entraînant un arrêt cumulé de 6,9 GW sur ces trois jours. Etonnament, durant cette période, les coupures nucléaires non planifiées de plus de trois heures représentent 50 % de toutes les coupures non planifiées de ce mois de novembre. Le graphique suivant reflète la baisse de disponibilité de la flotte française observée ce jour-ci. Bien que nous assistions davantage à des modulations de la production nucléaire, le 24 novembre se distingue par l’arrêt complet de la production de six réacteurs, un événement qui ne s’est pas reproduit.
En conséquence, le marché électrique français a atteint son plus haut niveau de production éolienne le dimanche 24 novembre, avec un pic enregistré à 17h00, atteignant 19,3 GW. À ce moment-là, l’énergie éolienne représentait 31 % du mix énergétique national qui se situait bien derrière la production nucléaire (une contribution de 58 %). Cependant, comme nous l’avons mentionné et comme on peut le voir dans le graphique suivant, il y a eu, ce jour-là, une baisse significative de la production nucléaire allant même jusqu’à l’arrêt complet de plusieurs réacteurs.
Le développement croissant des énergies renouvelables, avec leurs faibles coûts et leur nature intermittente, conduit à un besoin accru d’ajuster la production nucléaire. Lorsque la demande est faible et que la production renouvelable est élevée, les prix du marché peuvent tomber en dessous des coûts d’exploitation des centrales nucléaires, obligeant EDF à réduire sa production. Ce scénario a été peu fréquent jusqu’à présent représentant moins de 1 TWh par an. Cependant, RTE estime que d’ici 2035, ce chiffre pourrait atteindre jusqu’à 15 TWh en raison de la croissance de la capacité renouvelable dans le mix énergétique.
Sur le long terme, une telle modulation pose des défis supplémentaires, notamment en ce qui concerne l’impact sur la durée de vie et la maintenance des réacteurs. L’ Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a identifié des effets négatifs potentiels tels que l’usure des matériaux métalliques, la corrosion et l’usure prématurée des composants. Finalement, cette étude montre que la modulation augmente les exigences de maintenance de la centrale.
Pour garantir la sécurité de la modulation de la production, y compris l’arrêt et la réactivation des réacteurs, EDF devra effectuer des analyses et études détaillées de ces effets car cella représente une activité clé pour le développement et le rôle à long terme du nucléaire en France.
De même que les cycles combinés sont aussi devenus des actifs plus modulables qu’on ne l’avait envisagé au début de la technologie, les centrales nucléaires devront s’adapter en s’assurant toujours de connaitre les limites techniques.
En conclusion, la modulation nucléaire en France répond à des besoins techniques, économiques et de stabilité du système électrique. Le degré de modulation démontré par EDF ces dernières semaines positionne le parc nucléaire français non seulement comme un pilier pour la sécurité énergétique de l’Europe occidentale, mais aussi comme une garantie contre les prix négatifs de plus en plus fréquents. Cependant, son évolution pose de nouveaux défis techniques et de maintenance pour les infrastructures nucléaires considérant que cette pratique devienne de plus en plus fréquente.
Paloma Hepburn Jiménez & Pablo Gandullo Romero